lundi 11 février 2008

Boulevard de la mort

de Quentin Tarantino
USA – 2007 – 1H50
avec Kurt Russel, Rose McGowan, Zoe Bell, Rosario Dawson,
Vanessa Fertlito, Jordan Ladd




2008 Ecrire avec, lire pour
Pays de la Loire
un film choisi par Joy Sorman




C'est à la tombée du jour que Jungle Julia, la DJ la plus sexy d'Austin, peut enfin se détendre avec ses meilleures copines, Shanna et Arlene. Ce trio infernal, qui vit la nuit, attire les regards dans tous les bars et dancings du Texas. Mais l'attention dont ces trois jeunes femmes sont l'objet n'est pas forcément innocente.

C'est ainsi que Mike, cascadeur au visage balafré et inquiétant, est sur leurs traces, tapi dans sa voiture indestructible. Tandis que Julia et ses copines sirotent leurs bières, Mike fait vrombir le moteur de son bolide menacant...


Boulevard de la mort de Quentin Tarantino © DR



Première bande
par Emmanuel Burdeau

Soyons linéaire, puisque Quentin Tarantino nous y invite avec ce sixième film tiré aussi droit qu’une fusée. Reprenons les choses à leur début, il y a quinze ans, quand le cinéaste fit son entrée sur la scène. L’évidence de son talent fut alors tempérée d’interrogations : une telle virtuosité, nourrie aussi bien de Jean-Luc Godard que de Foxy Brown, semblait suspecte. Là où l’ancien employé de Vidéo Archives ne voyait sans doute que du rouge, beaucoup expertisaient un vrai sang versé afin d’obtenir les hourras des foules adolescentes. Les plus cinéphiles seraient donc les plus inconséquents ? Il y avait danger. Souvenez- vous : c’était l’époque où faisaient rage des débats du genre « images de la violence / violence des images ».

Quelqu’un ne tarda pas, heureusement, à tenir un autre langage. À l’hiver 1994, Pascal Bonitzer publia dans le numéro 13 de la revue Trafic une analyse de Pulp Fiction, sous le titre « De la distraction ». L’exergue emprunté à Franz Kafka donnait le programme : « Écrire, c’est sauter hors du rang des assassins. » En quelques pages indubitables, l’ancien critique des Cahiers montrait que Tarantino, loin de céder à la surenchère, filmait une parole sans cesse débordée par l’action de manière certes incongrue, mais réglée. L’emblème en était l’épisode où Vincent (John Travolta) tue Marvin par inadvertance, tout en lui parlant. Au vrai, ni le comique ni les cadavres n’étaient gratuits. Ils préparaient une éducation à l’absolu du verbe, une conversion : celle de Jules (Samuel L. Jackson) décidant, après avoir par miracle échappé à la mort, de poser son gun et d’aller errer par les chemins du monde, « comme David Carradine dans Kung-Fu ».

Ce qui était vrai trois ans plus tôt de Reservoir Dogs, le fut trois ans plus tard de Jackie Brown. Au prix toutefois d’un renversement : c’est le bavardage exténuant d’Ordell, Mélanie et les autres qui débordait l’action, ce coup-ci, la condamnant à paraître fade. La triple répétition de l’anti-morceau de bravoure dans le centre commercial indiquait bien qu’on avait affaire à un film « déceptif », ainsi qu’on se mit alors à dire. Vinrent ensuite les deux Kill Bill, et ce fut comme un premier avertissement : difficile, en effet, de retrouver son Bonitzer dans cette longue dispersion de « chapitres » tantôt volubiles, tantôt saignants, mais libres de toute logique générale.

Jusqu’au soir d’un certain lundi 21 mai, on en était resté là, impatient de savoir quelle retouche le nouveau Tarantino apporterait au portrait, déjà un peu abîmé, d’un cinéaste travaillant à sans cesse réarticuler le verbe et l’image. Un cinéphile à la française, pour résumer, obéissant à la morale du dire / voir. Or voilà, le couperet est tombé, il va falloir réaffûter ses couteaux : le meilleur film de Tarantino est aussi celui par lequel il prend congé des articulations. Avec son ami à chapeau Robert Rodriguez, l’homme a conçu un double programme en hommage au cinéma d’exploitation des années 1970, mais la moitié tarantinienne arrive seule en France, augmentée pour l’occasion d’une vingtaine de minutes. Boulevard de la mort fait se succéder à grand train deux parties similaires qu’aucune raison ne raccorde, deux fois la même histoire d’un vieux loup, le cascadeur Stuntman Mike (Kurt Russell), lancé à la poursuite de quatre jeunes brebis en virée arborant jambes longues et langue bien pendue. Varient seuls le lieu (Austin, Texas, puis Lebanon, Tennessee), le quatuor féminin et le dénouement. Le schéma demeure : papotage puis froissage de tôle, les deux à pleine puissance.

L’articulation ne loge donc pas davantage à l’intérieur de chaque partie, dans la substitution des carambolages aux discussions. Tarantino se contente de bondir des uns aux autres, déroulant deux fois deux rubans, la langue et la route. Dès lors, c’est en deçà ou au-delà de la logique qu’ont lieu les enchaînements, sur le mode de la reprise ou de l’accident. Il y a d’abord la décision de recommencer deux fois le même film. L’un pourrait être le modèle de l’autre, l’autre le commentaire de l’un, comme si la répétition suffisait à suggérer un rapport. Pure hypothèse. Il y a ensuite les trous et les scratchs qui affectent le 35 mm, par volonté de reproduire la mauvaise qualité de copie propre aux films « Grindhouse ». On peut n’y voir que clins d’oeil fétichistes. On y reconnaîtra de préférence une vérité supérieure : la course de Boulevard de la mort est d’abord celle de la pellicule. Les langues ont beau délirer, les pneus crisser, sans celle-là ces deux bandes débanderaient, coupées net.

La loi machinique a remplacé les constructions rhétoriques. Parler, rouler, filmer, même bolide célibataire lancé à l’aveugle sur le boulevard de la mort. C’est le fameux saut du tigre dans le passé : le cinéma repart à zéro, loin du numérique, langue tirée et pied au plancher. Tarantino est à cet égard le digne continuateur de deux maîtres : l’un pour la voix, l’autre pour la voie. Jean Eustache, aussi prodigue que lui en monologues infinis, et qui aimait dire : « La caméra tourne, le cinéma se fait. » Et Monte Hellman qui, à la fin de Macadam à deux voies, fit s’enflammer la pellicule après un dernier démarrage en trombe.

Un film qui marie les deux, brûlant les lèvres en même temps que l’asphalte, se voue au compte à rebours, à la combustion. Dépense en pure perte. On remarquera que le trou le plus long intervient à la fin de la lap dance qu’Arlene / Butterfly exécute pour Mike, nous privant ainsi de son climax : c’est de la jouissance que déroule la pellicule, et c’est un peu de jouissance qui part en fumée à chaque fois que manque un photogramme. Comme un rapt, et comme un aiguillon au désir pour ce qui va suivre. Tarantino ne s’en cache pas, il carbure à cette projection. Dans l’entretien, il n’explique d’ailleurs pas autrement l’obsession de Mike : tamponner les girls avec sa voiture à l’épreuve de la mort ( Deathproof, selon le titre original) est sa façon à lui d’atteindre l’orgasme.

N’écoutez pas les fâcheux : il est inutile d’être familier des programmes « Grindhouse » pour jouir à Boulevard de la mort. Pour une raison simple : les effets de remake sont entièrement passés à l’intérieur du film, avec le même arbitraire total que celui qui fait hurler les quatre amies chaque fois qu’elles croisent une affiche annonçant l’émission de radio de l’une d’elles, Jungle Julia. Il n’y a pas de série B ou Z qui tienne, puisque le film se met lui-même en série, d’une manière qui rappelle à nouveau Eustache. Comme dans Une sale histoire, une copie documentaire succède à un original fictionnel : Boulevard de la mort va de la nuit au jour, de la ville à la campagne, de jeunes femmes fortes en gueule mais vite jetées dans le décor à une authentique cascadeuse (Zoe Bell, actuelle compagne du cinéaste) accomplissant en plan rapproché d’incroyables acrobaties sur le capot d’une Dodge Challenger 1970. La jouissance a un cap : celui de s’alléger à mesure qu’approchent le plein jour et le plein air, jusqu’à la libération des dernières minutes.

Le cinéaste estime que, par là, les secondes filles vengent les premières pour nous, les spectateurs. Le sens de cette remarque est sans doute que le lien des deux parties est comparable, outre à celui d’une fiction et d’un documentaire, à celui d’un écran et d’une salle. Zoe et sa camarade Kim (au volant de la Dodge) sont en effet plus communes, plus « réelles » que Butterfly ou Jungle Julia. Il y aurait donc encore une manière d’envisager le défaut d’articulation qui commande Boulevard de la mort : comme la juxtaposition bord à bord d’un film et de son dehors, d’une parole qui alternativement fait l’action et ressemble à celle qui prolifère autour du cinéma - le babil insatiable du cinéphile, le nôtre, celui de Tarantino en personne.
La morale est donc sauve, mais elle s’est reformulée, elle a élargi son cadre. À travers le saut du verbe à l’action, d’une partie à l’autre, elle cherche désormais à accorder la pellicule et son usure, voire son feu, sa disparition pure et simple. Il ne faut pas chercher ailleurs le coup de force culturel de Boulevard de la mort. Celui-ci tient certes à une duplication, mais ce n’est que secondairement celle de l’hommage rendu par un cinéaste de renom à un genre oublié. C’est bien davantage l’audace de faire se succéder des conversations, filmées de manière volontiers banale, et deux scènes de voiture, une collision, une poursuite, qui comptent déjà parmi les sommets du film d’action. Il y a plus profond chez Tarantino que le saut hors du rang des assassins. Quoi ? L’ambition d’un art qui tantôt électrise, tantôt épouse et salue le commun, au risque de s’y dissoudre. Quoi encore ? La sortie de route ou la langue qui fourche : le saut hors du rang du cinéma.

Pour coller ainsi à la surface, et qu’elle soit réversible, il faut une grande platitude et une grande plasticité. Boulevard de la mort est à ce jour le plus rapide, mais aussi le plus modeste et le plus simple des films de Tarantino. Le plus proche sans doute de ce qu’il est, un être pétri de références mais tout sauf « cultivé ». C’est à l’évidence un nouveau départ. Pour lui, et pour elles, puisque le don de foncer d’une bande à l’autre sans se retourner appartient ici aux femmes, à leur intelligence et à leur rage. La joie en est décuplée.

in Cahiers du cinéma, n°624, juin 2007